Histoire des orgues de Manzanille

L’histoire de l’arrivée des orgues à Manzanillo est entourée d’incertitude quant à la date exacte. Ce que l’on sait, c’est qu’avant 1878, aucun orgue n’était présent dans cette ville, et que le premier fut un petit orgue mécanique à cylindre.
Don Francisco Borbolla García, père de Don Pancho, a joué un rôle central dans cette introduction. Il possédait une blanchisserie et un magasin de vêtements appelé « La Francia ». C’est dans ce cadre commercial qu’il acquiert et installe l’orgue, donnant naissance à une tradition musicale profondément ancrée dans la ville.
Don Pancho Borbolla, quant à lui, était connu pour organiser des danses amicales le week-end, contribuant à la popularité de ces instruments parmi les amateurs de bal.

La ligne de cabotage “Menéndez” assurait des voyages hebdomadaires le long de la côte sud, de Batabanó à Santiago de Cuba, avec une escale à Manzanillo à l’aller comme au retour. Le contremaître parle à Don Pancho de l’existence à Palmira (un petit village près de Cienfuegos) de petits orgues mécaniques fabriqués en France, appartenant à Rafael Hidalgo et Galletano Panza — futurs fournisseurs de Don Pancho. Ces instruments comportaient des cylindres garnis de centaines de “pointes” actionnant les “touches” musicales, idéales pour la danse.
Curieux, Don Pancho sollicite l’aide du contremaître pour en acheter un, à 300 dollars, pour un usage personnel. Ainsi arrive à Manzanillo le premier organillo, baptisé “Las Dos Banderas”, en hommage à sa patrie d’origine (l’Espagne) et à sa patrie adoptive (Cuba). Son succès parmi les amateurs de danse convainc Don Pancho d’en acheter d’autres à Cienfuegos — bientôt apparaissent “El Gloria de Cuba”, “El Isla de Cuba” et bien d’autres.
Il serait intéressant de comprendre pourquoi tant d’orgues existaient dans cette région du sud. On suppose que l’un des tout premiers organes de Cuba se trouvait dans un domaine sucrier du Sud (à Barbierri), et avait été utilisé en France depuis le milieu du XIXe siècle. Tous les organes acquis à Cienfuegos et transportés à Manzanillo étaient de fabrication française.

Ce type d’organillo (petit orgue mécanique) était très apprécié et présentait plusieurs avantages pour les bals rassemblant peu de couples : il nécessitait peu de ressources, était facile à manipuler et bon marché à la location, ce qui évitait de devoir engager l’une des deux orchestres de la ville (toutes deux assez bonnes, d’ailleurs), composées de deux clarinettes, violon, contrebasse, flûte et deux trombones. À partir de 1890, avec l’essor du danzón, on y ajoute les timbales tournantes, selon le format matancero. Ces deux orchestres embellissaient les fêtes dans certaines occasions, mais les samedis festifs voyaient l’organillo triompher malgré sa stridence et son ton aigu.
Les morceaux joués à la fin du XIXe siècle étaient des danses en figures carrées : les lanciers, les rigaudons, des valses, des contradanses lentes ou vives, ainsi que quelques habaneras et danzones.
Les orgues à cylindres avaient un répertoire similaire à celui des orchestres. Leur exécution était moins développée sur le plan instrumental, car ils répétaient indéfiniment. Leur fabrication se faisait surtout en France, par un « expert » fils de Rafaelito « Rafelito », qui avait appris en France à confectionner les cylindres. Il vivait chez la famille Borbolla, où il possédait un atelier de réparation, mais Don Pancho dut finalement le congédier en raison du son aigu et constant de ses instruments.

Comme on ne trouvait plus d’orgues à Cienfuegos, Don Pancho se rend directement en France pour en acheter. Il les acquiert auprès des fabricants de Mirecourt, tels que Poirot et Limonaire.
À cette époque, il y avait une forte concurrence à Manzanillo entre Borbolla et Fornaris dans le domaine des orgues. Les prix variaient à partir de 400 dollars et les dimensions étaient de 52 x 44 x 48. En 1888, on comptait six orgues entre Borbolla et Fornaris dans la ville.
Par la suite, d’autres entrepreneurs comme Antonio Villamil, Juan Arteaga et Salvador Antúnez entrent dans le marché et contribuent à élargir la présence des orgues dans la région.

En 1900, Don Pancho effectue un voyage en France et, lors de l’Exposition Internationale de Paris, il visite le pavillon de la fabrique Limonaire Frères, qui expose ses nouveaux orgues avec des cartons perforés. Ce système remplace avantageusement celui des cylindres, car il est plus pratique, contient davantage de pièces musicales, est plus facile à manipuler et offre une sonorité plus agréable grâce à ses 300 sifflets, bien supérieurs aux 40 des anciens modèles. Lors de cette exposition, Don Pancho acquiert rapidement un orgue de 48 touches ainsi qu’un bon nombre de cartons perforés.
Environ en 1906, Don Pancho envoie son fils aîné, Francisco Borbolla (plus tard connu sous le nom de Pancho Borbolla), en France pour passer quatre ans à Mirecourt et à Paris dans l’usine Limonaire, où il apprend le métier de facteur d’orgues et l’art de marquer les cartons perforés pour ces instruments.

Les anciens orgues mécaniques à cylindre, Don Pancho commence à les vendre dans des zones reculées de la chaîne de montagnes orientale et dans la région nord de l’Oriente, principalement dans la ville de Holguín, à des prix avantageux pour lui. Ainsi, la musique d’orgue se répand dans toute la province orientale, mais elle demeure une tradition propre à Manzanillo.
Ces nouveaux orgues, plus grands, devaient désormais être transportés sur des chariots à 2 ou 4 roues, car leur poids dépassait les 600 livres et leur taille atteignait 70 de largeur...

...67 de haut et 30 de profondeur. Ces dimensions ne pouvaient être plus grandes, car sinon elles n'auraient pas pu passer par les portes des wagons de marchandises de l’express ferroviaire. De plus, il fallait tenir compte de la petite taille des salons des maisons louées pour organiser des bals hebdomadaires.
La mélodie que vous entendez sur cette page est celle d’un orgue Manzanillero à Amsterdam.
L’orgue servait à organiser des bals dans le quartier El Manglar pour le plaisir des modestes pêcheurs. Il était également utilisé lors des célèbres “Bals de La Loma” et, avec le temps, a gagné en prestige jusqu’à intégrer les salons des sociétés de l’époque, qui organisaient chaque année un bal.

En 1910, le fils de Don Pancho de Francia est revenu de France avec l’idée de fabriquer trois grands orgues pour les fêtes populaires manzanillères. Il les a nommés :
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La Música,
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La Organa,
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El Gran Órgano.
Ce dernier avait une imposante caisse ornée de décors colorés typiques des fêtes populaires.
Francisco et son frère Joaquín ont appris l’art de fabriquer des orgues et en ont construit plusieurs, certains dotés de jusqu’à 1400 tuyaux. Parmi leurs créations, "La Organa" a marqué les mémoires avec son style particulier et ses interprétations qui ont bouleversé les habitudes musicales.
Grâce à Don Santiago Fornaris, fervent défenseur des orgues et des traditions manzanillères, ces instruments sont devenus des symboles de la culture locale et ont conquis les cœurs lors du fameux Baile de Órganos.

Chaque fois qu’un orgue arrivait à Manzanillo, on le baptisait en versant un peu de rhum sur la « boîte secrète » (l’endroit où la compression de l’air se produit via de nombreux soufflets), puis on lui attribuait immédiatement un nom sous lequel il serait connu.
Un autre fervent promoteur de la danse avec orgue dans la famille Fornaris fut Joaquín Fornaris, neveu de Don Santiago. En 1926, il fit partie du groupe qui amena l’orgue manzanillero pour la première fois à La Havane, charmant les habitants avec ses mélodies pendant plusieurs semaines au cabaret « Verbenal » du quartier Almendares. En 1943, une autre tournée inclut des transmissions sur la station « Mil Diez », première diffusion radiophonique nationale de la musique d’orgue.
À ses débuts, l’orgue était mal vu par une partie de la société. Pour combattre ce rejet, on le plaçait dans la rue devant le bâtiment de la « Jay » manzanillera, et les meilleurs danseurs de la ville se mettaient à danser en chœur sur ses harmonies entraînantes. Autre stratégie : promener chaque nouvel orgue dans les rues pour susciter la curiosité et l’enthousiasme du public — une coutume qui perdure encore aujourd’hui.

Sur les orgues et les organistes, il existe de nombreuses anecdotes, comme celles que je vais vous raconter :
Une fois, l’entreprise de Don Pancho a failli faire faillite, alors il a envoyé à une fête à Campeche un orgue de sa propriété nommé "El Angelito", et à cette fête, une tragédie s’est produite lorsqu’un homme est mort de la main de son propre frère. Pour éviter que l’orgue soit détruit par superstition, Don Pancho a dû le récupérer en disant que l’orgue ne jouait que pour ceux qui dansaient. Cet événement a fait que l’orgue "El Angelito" a été surnommé "El Bailador" et a été conservé dans la maison de Don Pancho.
Concernant les organistes, il y a l’anecdote de Candén, qui un jour a dit que lorsqu’il mourrait, il voulait que son orgue soit joué lors de ses funérailles. Cela a été réalisé à la lettre : lors de ses funérailles, tous les organistes ont versé un petit jet de rhum sur son cercueil et ont ensuite bu eux-mêmes, en plus de défiler dans un cortège qui n’avait rien de triste, accompagné de l’orgue jouant sa pièce préférée :
« Se va el caimán, se va para Barranquilla ! »
De cette manière, sa dernière volonté a été respectée.
L’orgue de Manzanillo a apporté sa musique à toutes les localités urbaines et rurales de Santa Cruz à Pilón, et a également inondé de mélodies tous les petits villages du Grand Bassin du Río Cauto, à bord du vapeur fluvial "El Valvedá", qui faisait sa route de Manzanillo à Río Cauto, Cauto Embarcadero et Guamo. Mais l’histoire de ce vapeur est un sujet pour une autre Estampa manzanillera.